Avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte, l’article racontant le Cedetim publié dans « 68, une histoire collective (1962-1981) » , Philippe ARTIERES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), La Découverte, Paris, février 2008 (848 p., 28 €)
68 une histoire collective
Dans les divers courants de l’extrême gauche française des années 1960, la « lutte anti-impérialiste » occupe une place essentielle. Ces engagements de la jeunesse radicalisée et d’intellectuels prolongent ceux de l’UNEF et des « porteurs de valises » contre la guerre d’Algérie, mais c’est désormais bien plus l’impérialisme américain que le néocolonialisme français qui est dénoncé, à travers le soutien au FNL vietnamien ou à la Cuba révolutionnaire et aux guérillas latino-américaines. Comme si l’indépendance formelle des anciennes colonies françaises en Afrique en 1960 et la victoire algérienne de 1962 avaient pour beaucoup de militants tourné la page des luttes anticolonialistes contre l’Empire français.
La « coopération rouge »
Dans ce contexte, la discrète création, le 22 septembre 1967 à Paris, du « Centre socialiste de documentation et d’études sur les problèmes du tiers monde » (Cedetim) apparaît un peu décalée. L’initiative vient de militants du PSU (créé sept ans plus tôt) marqués par leurs expériences professionnelles en Afrique. Le président, Manuel Bridier, ancien résistant et communiste (proche des trotskistes) et cadre depuis 1954 de la Caisse centrale de coopération économique, avait fondé dès 1965 le premier Cedetim, groupe de réflexion du PSU sur le tiers monde. Il est rejoint par un petit groupe crée par Gérard Munari (dont l’objectif principal était de trouver des armes pour la résistance antifasciste aux colonels grecs), et par Gustave Massiah (secrétaire général de la nouvelle association) et Jean-Yves Barrère (trésorier), qui revenaient de deux ans de coopération au Sénégal (1964-1966), où ils avaient notamment créé un… Comité Viêt-nam. Le premier conseil d’administration du Cedetim comprend également des figures du PSU, comme Michel Rocard, Bernard Lambert ou Henri Leclerc.
En 2001, Gustave Massiah évoquera ainsi la singularité du positionnement des fondateurs : « Dans notre mémoire politique, les massacres de Sétif [8 mai 1945] et de Madagascar [de mars 1947 à fin 1948] sont encore très présents. Nous sortons d’une phase de lutte anticoloniale certes très marquée par deux pôles, l’Algérie et le Viêt-nam, mais dont l’Afrique noire n’est pas absente . ». Ses fondateurs joue tous un rôle moteur dans la « commission internationale » du PSU, mais dès le début, le Cedetim se veut un lieu ouvert, indépendant du jeune parti qui se pose en alternative au PCF et à la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS, matrice du Parti socialiste, créé en 1969).
C’est sur cette base que ses responsables s’investissent d’abord dans l’animation de la « coopération rouge » : le PSU dispose d’un fichier de quelque 2 000 sympathisants, partis apporter leurs compétences aux jeunes États issus de l’Empire français, en Algérie, en Afrique noire, à Madagascar et en Indochine. Des « groupes Cedetim », mêlant nationaux et coopérants, sont constitués dans nombre de ces pays, pour réfléchir sur les finalités de la coopération, les modalités du développement socialiste, etc. L’un des premiers textes de référence du Cedetim est produit par le groupe d’Alger, sous le titre : « Coopérants : ni mercenaires, ni missionnaires ». À l’heure où beaucoup de militants d’extrême gauche français s’engagent dans le soutien aux États « socialistes » du tiers monde (Algérie, Cuba, Chine, Albanie, Libye…), cette ligne tranche : « Quand nos amis arrivent au pouvoir, explique “Gus” Massiah, nous mettons un terme à nos relations avec eux. Nous avons d’emblée forgé une ligne de soutien aux peuples, mais pas aux États, ce qui, à l’époque, n’était pas une pure évidence . »
Mais dès 1969, poursuit-il, « cette expérience s’interrompt, sous le coup d’une double répression : dans les pays africains et en France, où le ministère de la Coopération se livre à la chasse aux “coopérants rouges”. Des militants nationaux sont emprisonnés, des coopérants expulsés. Nous décidons alors de faire une chose assez radicale : nous brûlons nos fichiers pour prévenir les infiltrations, nous demandons aux nationaux de ne pas entrer dans les groupes du Cedetim et nous interdisons la création de nouveaux groupes. Résultat : nous passons de 3 000 membres à une cinquantaine. Bref, on arrête. Mais les membres et sympathisants de cette période nous en gardent une très grande fidélité, pour avoir su faire passer leur sécurité avant des intérêts d’organisation. C’est aussi là que nous apprenons, avant la lettre, à travailler en réseau plutôt qu’en association ».
Contre l’« impérialisme français »
Dans l’ébullition de l’après-68, les animateurs du Cedetim décident alors de s’investir dans la « construction d’un mouvement anti-impérialiste en France », ce que marque le changement de nom (mais non de sigle) de l’association, qui devient « Centre d’études anti-impérialistes » en 1969. En juin 1974, un texte « autocritique » des principaux fondateurs (Jean-Yves Barrère, Manuel Bridier, Élisabeth Coudurier, Gustave Massiah et Michel Villaz) explicite ainsi ce tournant : « À l’origine, il faut bien le dire, [notre] approche n’était pas très claire. Nos premiers textes sont un curieux mélange d’analyses marxistes, d’humanisme charitable et de tiers-mondisme sentimental. Peu à peu, cependant, à travers la réflexion et l’action militante, notre groupe est sorti de cette confusion. Nous avons mieux compris qu’il n’était pas possible de dissocier les problèmes du tiers monde, la stratégie des luttes anti-impérialistes, de la lutte des classes à l’échelle mondiale. Tout en préservant le caractère ouvert de notre association, lieu de rencontre démocratique entre diverses tendances du mouvement révolutionnaire, nous avons étendu notre activité de recherche et d’information à toutes les manifestations de l’impérialisme et des luttes contre l’impérialisme dans le monde, y compris, par conséquent, dans notre propre pays . »
L’organisation très souple de cette petite structure tranche toutefois nettement avec le néobolchévisme des groupuscules gauchistes de l’époque, notamment ceux qui font scission du PSU à partir de 1971 (comme la « Gauche révolutionnaire » ou la « Gauche ouvrière et paysanne » – même si plusieurs militants du Cedetim adhèrent à cette dernière). Articulant un « bureau » restreint et fermé et un « collectif » très ouvert et moteur, le Cedetim refuse clairement d’être la « commission internationale du parti révolutionnaire à construire » et se définit comme étant « au service des mouvements » très divers dans lesquels ses membres sont investis.
Il joue ainsi un rôle de « nursing associatif », en accueillant dans son modeste local du 94, rue Notre-Dame-des-Champs (Paris VIe) une pléiade de « comités anti-impérialistes » soutenant les « luttes de libération » des peuples dans de nombreux pays du tiers monde : Afrique australe (Afrique du Sud, Angola, Guinée-Bissao/Cap Vert, Mozambique, Namibie, Zimbabwe), Cameroun, Maroc, Oman, Palestine, Tunisie, etc. C’est dans cette dynamique que plusieurs militants du Cedetim ou proches de lui (dont Évelyne Chizelle, François Gèze, Alain Joxe, Alain Labrousse, Gilles Moinot, Patrick Noual et Michel Vigier) créent à l’été 1972 le « Comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien » : après le coup d’État militaire sanglant conduit par le général Augusto Pinochet le 11 septembre 1973, il sera à l’origine de la création de dizaines de comités locaux dans toute la France, lesquels joueront un rôle majeur dans le puissant mouvement de solidarité avec la gauche chilienne qui se développe alors, mobilisant de larges fractions de l’extrême gauche mais aussi de la gauche et des chrétiens « tiers-mondistes ».
La dénonciation des complicités de l’« impérialisme français » avec les régimes que contestent les comités soutenus par le Cedetim est le dénominateur commun de toutes ces mobilisations, dont la plupart – en dehors du cas chilien – n’ont alors qu’un écho limité, y compris dans la « sphère gauchiste », souvent plus préoccupée par la révolution culturelle chinoise et la lutte contre les « révisionnistes » du PCF, ou par le combat « antifasciste » des trotskistes. Et c’est dans la même logique et dans la fidélité avec leurs premiers engagements africains que les fondateurs du Cedetim s’investissent à partir de 1971 dans le soutien aux luttes de l’immigration, car « les travailleurs immigrés se trouvent placés, de façon objective, au confluent des luttes anti-impérialistes dans le monde et des luttes de classes dans les pays industrialisés ».
Alors que les maoïstes de la Gauche prolétarienne se mobilisent dès 1970 dans la lutte pour des logements sûrs et décents, dénoncent les « crimes racistes » et soutiennent le « Mouvement des travailleurs arabes » (MTA, né en juin 1972), le Cedetim anime quant à lui les « Collectifs unitaires Français-immigrés » (CUFI) et décide, en 1971, de créer une plus discrète « école des cadres de l’immigration » : « Elle regroupait, relate Gus Massiah, neuf associations de l’immigration : l’UGTSF (Union générale des travailleurs sénégalais en France [animée par Sally N’Dongo]), la Fédération des travailleurs d’Afrique, les Réunionnais (UGTRF), les Portugais et les Espagnols (Commissions ouvrières), les Antillais (AGTAG), Les Algériens, les Marocains et les Tunisiens. La formation comportait trois entrées : culture et théorie ; immigration ; techniques militantes. Il n’y a eu que deux “promotions”, mais elles ont joué un rôle très important, car chaque immigration a pu raconter à l’autre son histoire. Le Cedetim en a gardé des amitiés fortes avec l’immigration de la première génération – je parle de générations en termes de culture politique. » Plus de trente ans après, certains de ces « étudiants » constituent encore les cadres des associations de l’immigration en France…
De l’anti-impérialisme à l’altermondialisme
En 1975, alors que la « vague gauchiste » incarnée par les mini-partis néobolcheviques trotskistes et (surtout) maoïstes est en net déclin, le Cedetim marque un nouveau tournant, conforme à sa ligne pragmatique et dans la continuité de ses engagements fondateurs. Ses responsables se lancent… dans l’immobilier : pour accueillir les multiples collectifs de militants qui s’investissent alors dans le soutien à des luttes anti-impérialistes proches ou lointaines – plutôt que dans les groupuscules révolutionnaires déclinants -, ils lancent une souscription financière qui leur permettra d’acheter un pavillon de deux étages dans le XVe arrondissement de Paris (le « 14 rue de Nanteuil »), géré à partir de 1976 par le « Centre international de culture populaire » (CICP), association au nom faussement neutre (il s’agit alors d’éviter les foudres du pouvoir giscardien et de son ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski) et alors émanation directe du Cedetim.
Le CICP devient une ruche militante, ou se côtoient les militants des causes les plus diverses, dont ceux de la « Campagne anti-Outspan » (contre l’apartheid sud-africain) ou du Comité pour le boycott du Mundial de football en Argentine (COBA, 1977-1978). Parallèlement, en 1977, les Éditions François Maspero accueillent une « collection Cedetim », où est publiée jusqu’en 1981 une petite dizaine d’ouvrages reflétant les engagements de l’association (Algérie, Angola, Brésil, Iran, etc.). Et ses militants jouent un rôle décisif dans la mutation de cette maison d’édition animée depuis 1959 par François Maspero, acteur majeur des « années 68 » (après le retrait de ce dernier, elle devient, en 1983, La Découverte).
C’est aussi à cette époque que les animateurs du Cedetim décident de nouer une « alliance stratégique » avec les groupes « tiers-mondistes » issus de la gauche chrétienne – ce qui conduira, quinze ans plus tard, l’une des responsables du Cedetim, Suzanne Humberset (fondatrice en 1981 du Cedidelp, Centre de documentation internationale pour le développement et la libération des peuples) à devenir, de 1991 à 1998, la présidente du CRID (Centre de recherche pour l’information et le développement), fédération d’associations créée en 1976 et regroupant initialement des associations catholiques et protestantes de solidarité internationale (Gustave Massiah en sera lui aussi le président, à partir de 2001). La stratégie du Cedetim passe alors de la « création d’un mouvement de masse anti-impérialiste » au « développement de la dimension anti-impérialiste dans tous les mouvements existants ».
Dans les années 1980 – ces « années d’hiver » selon le psychanalyste Félix Guattari, qui fut proche du Cedetim -, marquées par les suites de l’effondrement du gauchisme soixante-huitard et le triomphe de l’« anti-tiers-mondisme », le Cedetim continue à tracer sa route obstinée. Il a changé à nouveau de nom au début des années 1990, pour devenir « Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale ». Mais cette inflexion ne l’empêche pas ensuite de multiplier les initiatives, comme le rapportera en 2005 son président (depuis le milieu des années 1990) Bernard Dréano : « Les questions de la dette et du rôle des institutions financières (FMI et Banque mondiale) étaient devenues essentielles. Un sujet majeur d’engagement pour une nouvelle organisation créée par le Cedetim en 1983, l’AITEC (Association internationale des techniciens, experts et chercheurs), qui va travailler avec d’autres, notamment avec des ONG coordonnées dans le CRID. L’AITEC, c’est l’expertise “comme un art militant”. Et ses membres rompent avec la schizophrénie qui oppose dans nos sociétés le militant et l’expert professionnel, et s’investissent également sur les questions urbaines, les services publics, etc.
« Le dernier épisode de la guerre froide, le Cedetim va le vivre en participant à l’aventure des “nouveaux mouvements de paix indépendants” qui fleurissent à l’occasion de la crise des euromissiles en Europe de l’Ouest (1979-1986), et du mouvement END (European Nuclear Disarmament, 1980-1992), au travers duquel se noue un dialogue avec les dissidents démocratiques de l’Europe de l’Est (Vaclav Havel, Jacek Kuron, etc.). Cette expérience débouchera sur la création du réseau international Helsinki Citizens’ Assembly en 1990 à Prague, dont la branche française est l’Assemblée européenne des citoyens (AEC). »
Et en juillet 1989, le Cedetim est avec le CRID et « Agir ici » à l’origine d’une importante mobilisation « pour l’abolition de la dette du tiers monde ». À l’occasion du bicentenaire de la Révolution française et en réaction au Sommet du G7 (réunissant les chefs d’État des sept pays les plus industrialisés) qui se tient alors à Versailles, trois initiatives sont organisées : une manifestation soutenue par de nombreuses organisations politiques (particulièrement la LCR) et syndicales ; un grand concert place de la Bastille, qui réunit 100 000 personnes ; et un « Sommet de sept peuples parmi les plus pauvres », dénonçant les effets de la dette. Slogan de ces journées : « Dette, apartheid, colonies, ça suffat comme ci ! » Ce sera le thème d’une large campagne pour l’annulation de la dette au cours des deux années suivantes.
Comme l’explique le politologue Éric Agrikoliansky, « l’épisode de 1989 [constitue] un point de départ décisif pour les mobilisations prenant en France pour objet une critique de la “mondialisation”. C’est en effet à ce moment que s’esquisse un discours altermondialiste et que s’ébauchent des formes d’actions qui sont devenues des routines du mouvement (notamment la forme du contre-sommet). C’est surtout à cette occasion que se constitue un noyau de militants de la “solidarité internationale”, parmi lesquels se recruteront dans la décennie qui suit certains des principaux promoteurs de l’altermondialisme en France : le Cedetim, l’AITEC et le CRID participent ainsi activement à la naissance d’ATTAC [en 1998] et à sa direction ».
De la « coopération rouge » des années 1960 à l’anti-impérialisme des années 1970 et à l’altermondialisme des années 1990 et 2000, le Cedetim est l’une des très rares organisations nées dans l’effervescence des « années 68 » à exister encore quatre décennies plus tard (caractéristique qu’elle partage avec les organisations trotskistes). Le « secret » spécifique de cette petite structure tient sans doute à une alchimie très singulière : la « fidélité têtue » – pour reprendre les mots de l’historien Pierre Vidal-Naquet à propos des opposants à la guerre d’Algérie – à leurs engagements de jeunesse de ses premiers responsables ; leur souci, sans « dételer » pour autant, de transmettre leur fibre militante aux plus jeunes ; et leur capacité, au fil des années, à développer un vaste réseau international « rhizomatique » de militants et d’experts, plus ancrés dans des pratiques concrètes (y compris professionnelles) que dans la défense doctrinaire de théories figées – qui fut un poison mortel pour l’essentiel du gauchisme soixante-huitard.
En témoigne notamment en 2008 la « ruche » militante que constitue toujours le CICP (déménagé depuis juin 1994 rue Voltaire, dans le XIe arrondissement de Paris, dans un immeuble beaucoup plus vaste que celui de la rue de Nanteuil), où s’activent de nombreux jeunes qui poursuivent les combats de leurs aînés – sans toujours en connaître l’histoire… Ou encore la constitution, en juillet 2003, de l’IPAM (« Initiatives pour un autre monde »), fédération assez informelle des associations les plus durables créées au fil des années par des militants du Cedetim (AITEC, Amorces, Assemblée européenne des citoyens, Cedetim, Cedidelp, Échanges et partenariats).
Abderrahim Zerouali